Transgresion identitaire

L’espace du rêve

Depuis plus de trente ans, Jean Gaudreau crée des tableaux en s’y investissant de façon déterminée et ambitieuse. Ses récentes toiles laissent présager un nouveau chemin. Un tournant ?

L’affrontement : se mesurer à l’inconnu

Occuper son temps à s’exprimer seul dans un espace clos devant une toile blanche constitue un véritable défi. Et il est loin d’être gagné d’avance. La véritable difficulté ne vient toutefois pas tant de la toile, aussi blanche soit-elle, que de l’être qui est devant. Peindre n’est pas un acte romantique. C’est une bataille à de multiples niveaux. Ce n’est pas pour rien si l’artiste Jean Gaudreau aime la boxe, motif qu’on retrouve d’ailleurs dans ses toiles. Ce sport est en quelque sorte une métaphore de la création. Son reflet brut.

Corps à corps avec l’espace

Peindre, jouer aux échecs, boxer ou interpréter un rôle au théâtre, qu’importe : pour exceller, il faut apprendre à puiser dans ce que l’on nomme « la conscience ». Que ce soit un damier, un ring, une scène ou une toile… la notion d’espace est fondamentale. Comme l’acteur embrasse la scène, le peintre devient la toile… Il en résulte une compréhension intuitive de la surface. Si les combinaisons possibles sont nombreuses, le défi est de trouver celles qui s’inscrivent dans l’instant. Celles qui traduisent le temps présent. Dans le processus créatif qui mène à cette correspondance, l’interaction joue un rôle capital. D’où la notion de bataille ou d’affrontement pour maîtriser, s’approprier l’espace pictural et le faire sien. Le chemin n’est pas simple à trouver, l’adversaire le plus redoutable étant souvent soi-même. Sortir des sentiers battus, défricher pas à pas de nouvelles balises, voilà qui demande de l’audace et, surtout, une soif intense d’atteindre une expression originale et propre à soi, celle qui renoue, souvent, avec les pulsions vitales des origines. C’est ce travail que nous invite à voir Gaudreau dans ses dernières œuvres.

Peindre n’est pas simplement tracer une ligne sur une surface plane. C’est tracer SA ligne. Celle-ci prend naissance dans le geste correspondant au moment vécu là, maintenant. Et ce geste intuitif puise dans la réflexion, l’expérience, l’émotion de l’artiste. Pendant plusieurs années, Jean Gaudreau avait trouvé SON chemin. Mais l’âme est tectonique et, récemment, une nouvelle porte s’est ouverte, qui le conduit vers des lignes, des formes et des couleurs venues de sources profondes, intérieures, qu’il ramène à la surface pour mieux en dégager l’intensité et retrouver leur pureté première.

Les idées sont comme les poissons. Si l’on veut attraper un petit poisson, on peut rester près de la surface de l’eau. Mais si l’on veut attraper un gros poisson, alors il faut descendre plus en profondeur.
David Lynch

S’émerveiller encore

La création n’est ni un concept ni une morale. Elle est. Elle commande de faire corps avec le dehors et le dedans et de maitriser avec lucidité le médium avec lequel on travaille. Vient un moment où la vision change : le regard s’arrête sur un ailleurs qui vient vers soi en toute évidence. C’est à la fois physique et magique, aussi fulgurant qu’une joie d’enfant. C’est ainsi que s’est imposée la dernière série de tableaux de Jean Gaudreau. Naturellement… et par nécessité.
Nager dans la couleur

Série ? En peinture, cela signifie une variation sur une manière, un état différent d’un même élan… Ici, Jean Gaudreau est plus décisif. C’est un changement d’état, de manière de voir. On sent le bonheur enfantin de jouer avec sa palette. Dans l’harmonie des formes, la fluidité, la juxtaposition de ces couleurs qui éclatent en douceur. Ce bonheur se transformera sans doute… et sa peinture aussi. Le véritable moteur de cette transformation chez l’artiste repose sur sa manière d’aborder sa peinture. De faire autrement. Librement. C’est un point de non-retour. L’esprit a changé et avec lui le reste a suivi.

Voir, être… et créer

Au premier regard, certains ne verront, en surface, que l’image dans sa plus simple expression. Mais le changement est plus profond. Un peu comme lorsqu’on observe la mer et qu’on n’y voit que l’eau bleue, une surface sur laquelle la lumière scintille. Pourtant, sous cette apparence, une multitude grouille dans les profondeurs, portant en son sein une richesse infinie… De même, une peinture nous apparaît comme une image, mais derrière, s’animent la vie de l’artiste et tout son bagage artistique… son imaginaire. L’expérience acquise dans le traitement de la matière qui définit les lignes et les formes, dans la composition qui structure l’ensemble de la toile, c’est ce que Gaudreau invite le spectateur à découvrir ou à reconnaître dans cette nouvelle aventure picturale, de toute évidence jubilatoire.

Déguster les couleurs… comme des bonbons

Les plus récentes peintures de Jean Gaudreau sont particulièrement attrayantes dans leur audace créative. On pourrait même croire, tant leur facture est résolument novatrice, que l’artiste cherche à s’affranchir de ce qui a caractérisé sa peinture jusqu’ici. Pourtant, c’est plutôt une transformation, une réinterprétation, une métamorphose du style qu’on lui connaît.

Comme souvent dans ses toiles, ce qui frappe en premier notre regard c’est la couleur. Mais elle s’impose ici par ses harmonies élégantes, joyeuses, séduisantes, dans une palette où le rose, le violet, le jaune, le vert s’affirment aux côtés de couleurs plus crues, violentes.

S’amuser avec l’espace

L’artiste peint en aplat plutôt qu’en texture. Même si cette texture n’est plus triturée et reste discrète, elle demeure présente pour faire s’élancer les formes, fluides, sur la surface. Les nuances s’affirment en occupant une plage plus large. La structure du tableau repose sur des assises fermes qui soulignent sa composition. Tout est distinct.

Il faut savoir que la couleur, aussi séduisante qu’elle puisse être au regard, ne fait jamais un tableau exceptionnel. Certes, elle y contribue fortement, surtout quand le peintre est un coloriste de talent comme Jean Gaudreau. Mais c’est la structure qui fait la différence. La manière d’occuper l’espace de la toile, de nous y faire entrer, de nous faire voyager sur sa surface.

Ancrer la légèreté

Prenons Transgression identitaire 2, une huile sur toile récente. Que voyons-nous ?

On remarque que le sujet nous est présenté par le centre de la surface, avec un léger déclinement, mais les limites du rectangle ne contiennent pas le sujet, qui en déborde. La forme est libre dans l’espace. Elle n’a plus d’enclos. Les côtés ont éclaté. Par son exubérance, cette peinture prend la forme d’une variation psychédélique du Hard Edge. La forme n’est pas que fluide, elle est aussi aérienne. Le vent la souffle. On a une impression de légèreté. Mais ne nous y trompons pas. Malgré les apparences, la structure est solide et bien campée. C’est ce contraste qui séduit tant notre œil que notre esprit. Et c’est en somme ce qui en fait une réussite picturale : cette assise imposée, assumée.

Jean Gaudreau utilise la couleur pour structurer son espace ainsi que ses formes. En effet, la surface jaune du centre lie les éléments avec la complicité de la trainée de petites bandes irisées. Une force émane du contraste avec les éléments fluides.

Des images oniriques… aux mystères cachés

Le processus créatif de Jean Gaudreau s’inspire aussi du traitement de l’image telle qu’elle apparaît, depuis les dernières décennies, relayée par les divers supports technologiques, où tout est ramené à la surface et perd sa profondeur. Gaudreau, lui, n’utilise que des fragments dans lesquels le geste demeure primordial, ce qui tend à insuffler un certain relief qui redéfinit la surface. La juxtaposition des textures et des couleurs donne aussi des effets de profondeur à l’image.

Jeu de cache-cache avec la surface

La peinture, comme médium d’expression, n’est pas technologique en soi. Elle évolue cependant avec la technologie, notamment par les nouveaux pigments, les outils, mais aussi et surtout par le regard que l’on pose sur ce qui nous entoure au quotidien. On ne voit plus ce qui nous entoure aujourd’hui comme il y a 50 ans. Notre vision a changé ; elle est plus légère, superficielle. Mais pour le peintre qu’est Jean Gaudreau, la trace du pinceau laisse toujours sentir sa présence, témoin et rappel d’un ancrage dans le présent, le concret, qui donne une épaisseur à l’image. Cette dimension contribue elle aussi à la qualité expressive de son approche. Nous sommes plongés dans les coulisses de la surface, qui dissimulent des entrées secrètes, espiègles, vers son au-delà.

Quand la toile devient le ring

En terminant, tentez cet exercice : plissez les yeux pour regarder la toile. Vous atténuerez pendant un moment la puissance des harmonies de la couleur, vous constaterez alors que le paysage se révèle la source d’inspiration privilégiée de l’artiste. Un fait qu’il s’amuse à masquer avec sa façon de construire par dualité, en opposant des espaces flous à d’autres nets, des angles droits à la fluidité… des visions oniriques où apparaissent des motifs connus. Cela contribue, pour une large part, à une ambiguïté captivante créée par des contrastes variés. Notre œil danse sur la surface.

Jean Gaudreau créé ainsi des espaces de rêve. Ses toiles deviennent autant de fenêtres par lesquelles nous, spectateurs, entrons libérés des repères conventionnels, comme des enfants qui accueillent, d’un regard limpide, le plaisir des couleurs et des formes. C’est là une des grandes réussites de cette nouvelle aventure plastique.

Robert Bernier